Une soirée chez les premières classe, une de plus. Ces interminables interludes où chacun congratule les autres pour la beauté de sa fiancée, la dernière acquisition immobilière ou tout autre acte susceptible d’être remarqué dans la bonne société. Beaucoup de sourires mais peu sont sincères. Le champagne coule à flots, le whisky, le cognac, les mets les plus raffinés sont servis aux différentes tables du restaurant de ces passagers de luxe. Les meilleurs cuisiniers du pays ont été recrutés pour s’occuper des repas de la fine fleur de la société, ces élites économiques, sociales et financières. Ces fameux « Happy few », les 20% de la population qui se partage 80% des richesses.
Tout ceci est une coquille vide, il y a bien longtemps qu’il l’a compris, mais il joue le jeu malgré tout, car il le faut. Car c’est sa réputation et son honneur qui sont en jeu.
Tout ceci n’est qu’une mascarade, rien au monde n’est plus faux que ces banalités échangées pendant ces interminables dîners et bals et autres formes de réceptions.

Il regarde ce défilé permanent d’étoffes, de richesses, de parures toutes plus somptueuses les unes que les autres. Ces femmes qui se livrent à un combat sans merci, celui qui déterminera laquelle sera la mieux mariée, celle qui aura la position la plus enviable. Leurs aînées elles ne pensent qu’à cela également, pour l’intérêt de leurs filles, de leur famille dont il faut préserver le prestige.

Et puis il la voit elle. Une brune aux yeux de biche. Elle a toujours l’air triste, perdue, ailleurs. Il se souvient très bien du jour où il a fait sa connaissance, tout à fait par hasard, chez un antiquaire de Londres. Le sort avait voulu qu’ils convoitent la même œuvre d’art.
En bon gentleman, il la lui avait cédée. Et une amitié était née. Spontanée, fraîche comme une rose qui vient d’éclore, elle l’avait séduit sans même rien faire, sans s’en apercevoir. En cela elle lui rappelait Lucy avec ses spécificités, rencontrer une copie de celle qu’il avait aimée plus que tout, plus que sa propre vie ne l’intéressait pas.
Elle avait su se démarquer de toutes celles qu’il avait pu fréquenter depuis qu’il avait dû laisser partir Lucy. Petit à petit, au fil des semaines et des mois, leur amitié s’était consolidée et puis avait mué en quelque chose de plus fort. Un sentiment qu’il avait cru enfoui pendant longtemps et qu’elle avait su réveiller en lui. Mais il n’avait jamais rien dit. La raison ? Peut-être par peur de ne pas être compris, d’être éconduit.

Sa tenue est magnifique et fait honneur à son teint de rose. Elle est coiffée avec goût et élégance, elle donne des sourires à d’autres en réponse à des compliments. C’est ainsi qu’il se l’imagine. Qui ne complimenterait pas une femme aussi charmante. Il le sait, il n’a aucun droit sur elle, elle ne lui appartient nullement, et pourtant, il déteste ces hommes qui tels des paons font la roue devant elle. Leurs regards se captent. Une étincelle et il comprend. C’est elle.
S’approchant d’un pas encore claudiquant, il s’incline devant elle et effleure de ses lèvres le dos de sa main gantée. Il profite de ce geste de pure courtoisie pour glisser dans sa main un papier : « Only you, canr hear my soul ? » puis s’éclipse discrètement du restaurant pour retrouver l’air du pont A.